Analyse
1/12/25

Que se passe-t-il vraiment chez Intermarché ?

Trois ans après la reprise des magasins Mestdagh, Intermarché fait face à une succession de signaux faibles devenus bruyants : tensions logistiques, organisation sous pression, fragilisation financière de nombreux adhérents. Pour vous aider à y voir plus clair, Gondola retrace les étapes qui ont conduit le réseau dans cette zone de turbulences. Rétroactes d’une crise qui couvait.

1. Le rachat Mestdagh : une expansion fulgurante qui a apporté son lot de défis pour les indépendants

Lorsque Intermarché met la main sur Mestdagh en 2022, le groupe double quasiment sa présence en Belgique. L’appétit stratégique est clair : renforcer sa place en Wallonie et accélérer face à une concurrence très active, et atteindre une taille critique permettant d’amortir les coûts de la centrale et de peser sur le marché. L’acquisition de Mestdagh par Intermarché a fait passer le réseau des Mousquetaires de 78 magasins à 164 dans notre pays. D’un côté, ce pari-là a réussi : Intermarché progressait déjà avant la reprise Mestdagh, mais celle-ci lui a donné une tout autre carrure, en particulier à l’échelle wallonne. L’enseigne n’est plus un petit poucet, elle est désormais surveillée attentivement par ses concurrents, qui n’hésitent d’ailleurs parfois pas à s’inspirer de ses meilleures pratiques, en particulier sur la boucherie, un univers où elle secoue le marché avec un assortiment très large et des offres percutantes. Classiquement, quand un adhérent Intermarché “historique” reprend un magasin ex-Mestdagh, la première chose qu’il fait, avant même d’envisager un lourd et coûteux chantier de transformation et alignement au concept commercial de dernière génération, c’est d’étendre, et souvent doubler la taille de son linéaire boucherie.

Mais l’intégration, immense opération de transformation, n’est pas un long fleuve tranquille. Et la grogne d’un groupe d’adhérents vient le confirmer. Dès janvier 2023, les anciens Mestdagh ont basculé en quelques jours sous bannière Intermarché. Un tour de force commercial… qui masquait déjà des fragilités structurelles, en particulier sur la logistique, on y reviendra.

L’autre défi considérable est presque culturel, et c’est là que la comparaison souvent faite avec la vague de franchisation chez Delhaize n’est pas légitime. Chez Delhaize, on parle bien d’un parc de magasins, tous intégrés, qui ont basculé vers un modèle de franchise, et où les nouveaux patrons, avant même de devenir exploitants, étaient des investisseurs. Ils s’engageaient volontairement en connaissant les coûts et les risques. Au moment de la conclusion de la reprise, en novembre 2023, le parc Mestdagh comptait 87 points de vente, dont la majorité (51) étaient intégrés. Ces magasins intégrés, dont la situation était loin d’être brillante, ont été pour la plupart été repris par des adhérents Intermarché aguerris, qui n’ont souvent pas tardé à faire un double pari en investissant aussitôt pour rénover un point de vente à bout de souffle. Mais le décompte montre qu’il y avait aussi 36 exploitants indépendants qui étaient des franchisés de Mestdagh, et sont par la force des choses devenus des adhérents Intermarché. Le seul passage sous une nouvelle enseigne, aussi conquérante soit-elle, n’allait pas pour eux miraculeusement tout changer. La politique commerciale d’Intermarché est très agressive. Elle repose sur des promotions spectaculaires, en particulier en frais, et des marges très contenues. Pour être tenable, elle suppose un gros débit, un chiffre d’affaires bien plus important que celui de la plupart qu’atteignaient les magasins du réseau Mestdagh, un peu à bout de souffle.

Une première étape est déjà d’adapter son apparence et l’attribution de l’espace commercial à la politique commerciale de l’enseigne que l’on rejoint, et qui est nettement différente. Cela se fait sans investissement massif, mais en revoyant malgré tout des équilibres, des implantations, le langage commercial en rayon. Pour beaucoup d’exploitants que nous avons croisés ces dernières années, ceci avait déjà permis un progrès significatif en chiffre d’affaires, en permettant de répondre en rayon à la promesse commerciale puissante faite en folder et en radio.

Mais pour vraiment changer la donne,  les magasins doivent être transformés et mis au concept, parfois agrandis, pourvus d’ateliers aux normes sanitaires permettant de jouer la carte qu’exprime le concept commercial d’ITM : celle de l’expertise des métiers du frais. Les confidences de certains adhérents nous avaient permis de mesurer l’impact que représentait un tel remodeling pour les magasins intégrés ex-Mestdagh en perte de vitesse : il se chiffrait à des croissances comprises entre +30 % et, pour le magasin ayant le plus souffert, +150 %.  Ce qui ne doit pas être assimilé à du bénéfice. Mais permet effectivement la viabilité du modèle commercial agressif de l’enseigne.  Ces investissements sont lourds, quelle que soit l’enseigne concernée. Faisons simple, et évoquons un budget moyen : celui de 2 millions d’euros. L’an passé, 35 adhérents Intermarché avaient entrepris un tel chantier. Tous ces entrepreneurs ne disposaient pas des fonds propres nécessaires et ont dû faire appel à des capitaux ou fonds externes.

Il est tout à fait possible qu’un tel investissement ne soit pas à la portée de tous, et en particulier des indépendants issus du pool de franchisés Mestdagh. Contrairement aux repreneurs de magasins intégrés, ils n’ont pas eu à payer ou financer le coût de reprise du pas de porte. Mais de là à investir lourdement dans une transformation, il y a un grand pas.

2. Les couacs logistiques

Les exploitants mécontents qui s’expriment dans Le Soir et l’Echo font état de ruptures sur l’assortiment MDD, de l’alignement problématique entre les systèmes IT incompatibles et d’un manque de visibilité sur les livraisons. Leurs témoignages  pointent des livraisons incomplètes mais facturées, des horaires communiqués au dernier moment, et des camions arrivant parfois en deux temps. Pour des magasins dont la rentabilité dépend d’une logistique fine, l’impact serait immédiat : surcoûts, personnel mobilisé au mauvais moment, stocks incohérents.

Ici, nous ne pouvons que prendre note de leurs griefs, tout en étant un peu surpris de l’ampleur supposée du problème tel qu’il apparaîtrait aujourd’hui, à l’automne 2025. Qu’il y ait eu de vrais problèmes logistique suite à l’intégration de Mestdagh n’est pas un mystère : Intermarché ne s’en est d’ailleurs jamais caché. Harmoniser la plateforme logistique historique d’Intermarché, à Villers-le-Bouillet, et celle de Mestdagh à Gosselies était un vrai défi, l’adoption d’un système de commande unifié tout autant. C’est d’ailleurs pourquoi la fusion des deux entreprises n’est intervenue qu’à l’issue d’une longue période de cohabitation. Des représentants d’Intermarché l’ont reconnu, parfois dans nos colonnes : cette intégration était compliquée. Mais au début de l’été dernier, il nous avait été confirmé que les plus gros soucis étaient résolus. “Il n’y a plus de problème structurel, s’il y a des soucis, ils sont ponctuels et locaux.” Rien ne nous permet donc de confirmer ni infirmer les griefs sur la logistique. Sont-ils vraiment dépassés ? A large échelle, on n’a pas assisté récemment à de profonds phénomènes de ruptures.

3. Un modèle de gouvernance particulier

Intermarché fonctionne sur un modèle coopératif où les adhérents gèrent aussi la stratégie du groupement. C’est une culture exigeante : elle suppose le débat. Lorsque les affaires sont prospères, c’est une force. Les adhérents, qui se retrouvent chaque semaine en centrale où ils exercent une responsabilité spécifique via le système du tiers temps, ils échangent leurs bonnes pratiques, partagent leur expérience, développent leur réseau. Lorsque le business est moins favorable, le débat peut devenir bien moins harmonieux. Cette culture-là, les indépendants qui s’engagent chez Intermarché la connaissent et l’adoptent en connaissance de cause, au terme d’un long processus de screening et après une phase de formation approfondie de 6 mois, mêlant théorie et pratique, sur le terrain.

Dans le cas des ex-franchisés Mestdagh, la situation est différente : ils se retrouvent plus brutalement confrontés à une culture d’entreprise radicalement différente, comme le souligne Pierre-Alexandre Billiet, CEO de Gondola Group : “Le vrai défi de la croissance d’une coopérative comme Intermarché, qui évoluait  principalement par croissance organique, réside dans l’intégration, rapide, des nouveaux adhérents issus d’une société patriarcale comme Mestdagh. Il s’agit ici d’un clash des cultures Les adhérents Intermarché sont très entrepreneurs : ils savent partager, innover et créer des dynamiques commerciales exceptionnelles, mais ça secoue.. Mestdagh, en revanche, était plutôt une société patriarcale, stable mais moins habituée à la croissance rapide, la dynamique promotionnelle,  et aux chocs commerciaux. Le problème majeur  vient de cette rencontre entre deux philosophies radicalement différentes, à un moment où la complexité en grande distribution s’accélère, et les marges décélèrent.”

4. La rentabilité s’effondrerait dans les anciens Mestdagh

Les exploitants rencontrés par le Soir et l’Echo affirment ne pas retrouver la hausse de chiffre d’affaires promise. Dans un secteur où chaque point de marge compte, les écarts deviendraient critiques : ils évoquent une marge brute autour de 16 %, loin des standards nécessaires pour couvrir énergie, personnel et amortissements. Il est clair que sous la barre des 20% de marge brute, un supermarché est difficilement viable. Et à nouveau, définir un taux de marge ne suffit pas. Sans un chiffre d’affaires suffisamment élevé, point de salut : celà vaut chez Intermarché comme ailleurs. Sur les moyennes de résultats évoquées chez nos confrères  sur base des comptes déposés à la Banque nationale, il faudrait vraiment pouvoir travailler sur une analyse plus détaillée. Mais on ne peut jamais éliminer le risque, comme le remarque Pierre-Alexandre Billiet : “Le risque que certains franchisés vendent ou ferment leur magasin est réel, mais il préexistait avant l’acquisition de Mestdagh par Intermarché et s’est seulement accentué avec le temps et les problèmes pratiques. La solution se trouve aussi dans le fait de laisser le temps à la culture d’entreprise de s’adapter. Le véritable problème est que l’environnement concurrentiel actuel ne laisse pas ce temps. Là où Intermarché est handicapé, c’est que les conditions même de la reprise soudaine n’ont pas permis de procéder à une intégration progressive et en douceur.”

5. Escalade juridique

Ce qui n’était qu’un malaise devient semble-t-il un dossier judiciaire. Sans que nous n’en ayons eu confirmation, il semblerait que le conflit soit aujourd’hui surtout entré dans une phase critique avec un adhérent ex-Mestdagh en particulier, défendu par Maître Dumolin, même si quelques-uns de ses collègues auraient relayé ses griefs.

6. Communication crispée : deux récits s’opposent

Les adhérents parlent d’un franchiseur qui minimise, d’une organisation dépassée, d’un rachat répercuté sur leurs épaules.

Intermarché répond avec ses chiffres : +11 % de chiffre d’affaires en 2024, progression de parts de marché, réseau renforcé par de nouveaux magasins. Pour la direction, la transformation est en cours et les irritants se résorbent. Pour les exploitants, c’est trop lent, trop coûteux, trop lourd à absorber.

Les chiffres évoqués varient : certains parlent d’un tiers du réseau dans une situation délicate, Intermarché dément toute “vague” et rejette l’idée d’un problème structurel.

7. Nouvelle gouvernance, nouvelles inquiétudes

La nomination d’une nouvelle direction venue de France est interprétée par certains comme le signe d’un virage plus dur. Ce que Intermarché avait fortement démenti fermement, au moment de la désignation d’un nouveau directeur exécutif en la personne d’Arnaud Meyrant, et plus encore avec l’arrivée de Laurent Boutbien, une figure importante dans le Groupement des Mousquetaires, au poste de Président d’Intermarché Belgique. La presse avait parlé de reprise en main, alors qu’à la centrale de Louvain-la-Neuve, on se félicitait plutôt de l’atout que pouvait représenter l’expertise reconnue de cette figure expérimentée du Groupement.

“Le marché belge, loin d’être secondaire, est devenu stratégique et est bien suivi par la France, où Intermarché cartonne”, commente Pierre-Alexandre Billiet. “L’enjeu actuel est de réussir une émulsion entre Intermarché Belgique et Mestdagh, deux éléments qui semblent à première vue incompatibles, comme l’eau et l’huile. Cette intégration ne doit ni être surchauffée ni négligée : il s’agit de mélanger progressivement les cultures pour que cela fonctionne. Ce choc de cultures doit qui plus est intervenir rapidement dans un environnement concurrentiel en accélération. C’est donc l’équation la plus difficile à résoudre aujourd’hui : le choc des cultures multiplié par la vitesse de changement. L’intégration pourrait-elle échouer complètement ? Même si quelques magasins ferment, cela ne constitue pas un vrai échec : certains auraient de toute façon déjà dû fermer avant l’acquisition. Le véritable risque d’échec serait que cette situation pourrisse et concerne un nombre très large d’adhérents mécontents. Il est donc trop tôt pour tirer des conclusions générales d’une situation conflictuelle que certains indépendants ont choisi de révéler via la presse.”

Gondola

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