Suivez l'actualité du secteur en temps réel !
Inscrivez-vous à notre newsletter

Je deviens membre

Abdyl Salihu - Proxy Delhaize Rive Gauche (Charleroi)

Jamais sans mon frère ...

Derrière chaque commerçant, il y a une histoire. Celle des frères Salihu est étonnante. A 32 et 30 ans respectivement, Abdyl et Bimi Salihu exploitent déjà quatre points de vente, bâtis sur le mérite. Portrait d'une réussite exemplaire et de deux frères attachants.

"Nous sommes des enfants de la guerre". Dans les yeux rieurs d'Abdyl Salihu, il passe soudain une ombre imperceptible, comme un nuage qui voilerait un ciel radieux. Nous sommes en pleine conversation dans son magasin flambant neuf, un Proxy ouvert le 9 mars au coeur du centre commercial Rive Gauche de Charleroi. Et pourtant, à ce moment précis, parions qu' Abdyl se revoit à Presevo, la ville serbe où il vécut heureux jusqu'à ses 14 ans.

Ca, c''était avant. Avant que la guerre ne vienne bouleverser l'existence de cette bourgade serbe dont 90% de la population est albanaise.  En 1999, le Kosovo voisin est déchiré par un conflit marqué par des atrocités, ce qui déclenche bientôt les frappes aériennes de l'OTAN contre la Serbie. Le père d'Abdyl est commerçant: il exploite deux magasins Mega, une enseigne qui sera plus tard rachetée par le Groupe Delhaize. Un signe du destin? Mais le père de famille a aussi acquis au cours de son service militaire une compétence d'opérateur radar. Alors l'armée serbe cherche à le mobiliser. Lui, l'Albanais, ne veut pas de cette hypothèse. Et puis il se méfie. "De tous ses copains enrôlés de force, aucun n'est d'ailleurs revenu" signale Bimi Salihu, le frère d'Abdyl, qui supervise pour sa part les trois magasins Shop and Go qu'ils exploitent à Bruxelles-Ville, Tervuren et Namur. Abdyl et Bimi, Bimi et Abdyl, deux frères unis par une vraie complicité, et que rien, sauf deux ans d'écart, ne réussit à séparer. "On a toujours été collés l'un à l'autre. Depuis notre plus jeune âge, on jouait ensemble au petit magasin, pour faire comme les grands."

A Presevo, la gendarmerie serbe débarque sans arrêt à domicile, jour et nuit, fouillant parfois la maison de fond en comble. " 'Où est-il ?'  nous demandaient-ils sans cesse? On leur répondait qu'il était en voyage, dans la famille, en Suisse." Ce qui finit par être le cas: le père de famille se met au vert, le temps que la situation s'apaise. En vain.  "On connaissait la situation au Kosovo," explique Abdyl, "mais on n'imaginait pas qu'elle puisse atteindre aussi notre communauté." Jusqu'à ce jour où tout bascule. Bimi est raflé par l'armée serbe à la sortie du bus scolaire, et gardé prisonnier toute une journée, en compagnie de deux autres civils, dont le principal homme d'affaires du lieu. "On a retrouvé son corps plus tard, dans un fossé en béton. J'ai eu plus de chance, même s'ils m'ont battu sauvagement." Bientôt, le magasin familial est pillé, saccagé et fermé. "C'était hard" commente sobrement Abdyl. Pour son père, il y a désormais urgence: ceux qui tabassent un gosse de 12 ans sont sans doute capables de pire encore. Alors il réunit tout ce qu'il a pour parvenir à faire quitter le pays à sa famille, en achetant à prix d'or les papiers, visas, et passeurs capables de tromper les douaniers serbes.

D'exil en exil, les Salihu aboutissent à Bruxelles. "Nous sommes arrivés en Belgique le 24 décembre 2001" se rappelle Bimi. "Le 2 janvier 2002, on nous a inscrits à l'Athénée royal de Schaerbeek. Il a fallu tout réapprendre, à commencer par la langue." Abdyl confirme. "Mon rêve était de devenir architecte. Mais on nous a dit: c'est menuiserie ou électricité. On n'a pas fait la fine bouche, déjà reconnaissants d'être accueillis en Belgique. Alors j'ai choisi menuiserie." Pudiques, les frères Salihu ne s'étendent pas volontiers sur cette période. "C'était hard": le mot tombe cette fois de la bouche de Bimi. La famille Salihu a tout perdu en fuyant la Serbie. Alors, dès qu'ils le peuvent, les jeunes frères cherchent des petits boulots. Le premier: manoeuvre dans le bâtiment. Vingt euros pour se tuer 10 heures à la tâche à deux, un euro de l'heure. De l'exploitation. "C'est vrai, mais on n'avait pas le choix. C'était toujours mieux que rien, mieux que voir couler les larmes de ma mère face au frigo vide. Et mieux aussi que la délinquance, pas notre genre, ou la mendicité. Mal payé peut-être, mais en gardant sa dignité, sans dépendre de quiconque. Alors c'est vrai, parfois, on séchait les cours." De boulots en boulots, l'Athénée s'inquiète: les deux frères ont de bonnes notes. Mais leur absentéisme chronique pose problème. "Le prof nous a convoqués: il allait devoir nous faire doubler, uniquement à cause de ces absences. Alors on lui a avoué ce qu'on s'efforçait de cacher. Il est venu à la maison, il a compris la situation. Et il a été formidable, cet homme-là, je ne l'oublierai jamais."

Saisir sa chance

Peu à peu, les choses s'améliorent avec les années. Abdyl, l'aîné, décroche un job correctement payé dans l'horeca, dans un Mexican Grill de la périphérie. "J'y ai mis tout mon coeur. Serveur, barman, la plonge, nettoyer les WC, j'étais prêt à tout sans rechigner. L'employé modèle, quoi... Et puis un jour, un client, un habitué, me demande : 'Quest-ce que tu fais encore ici? Tu dois viser plus haut, tu en as les capacités !' Il a arrangé pour moi un rendez-vous avec son patron, qui dirigeait la Chaloupe d'Or, un établissement huppé de la Grand' Place de Bruxelles. A ma grande surprise, j'ai été pris. Et le pire, c'est que ça m'a stressé à mort ! J'en ai fait des cauchemars, où les clients partaient furieux par ma faute. La peur de ne pas être à la hauteur. Et puis en fait, ça s'est bien passé, je me suis détendu. Du coup, je suis devenu plus sympa, et les gens, clients et collègues, se sont mis à m'apprécier."

Abdyl est trop modeste. Entré à la prestigieuse Chaloupe d'Or à 19 ans et demi, il y connaît une ascension météorique. Bientôt, il sera chef de rang, avec 42 personnes sous sa responsabilité. Bimi l'y rejoint, et les deux frangins découvrent un confort inconnu: non seulement la paie est bonne, mais les pourboires sont plantureux. A vingt ans et des poussières, cet argent aurait de quoi faire tourner plus d'une tête.  "Nous ne sommes pas des fêtards" répond Abdyl, aussitôt repris dans un grand rire par sa compagne Virginie qui passe dans le local: "Ne le croyez pas trop, il sait s'amuser !" Abdyl rectifie: "Ok, ok, je suis un caractère sociable et j'aime m'amuser avec mes amis. Mais je maintiens:  on n'est pas des flambeurs." Comme tous ceux qui ont manqué de beaucoup, Abdyl et Bimi ont appris la valeur des choses. Alors ils économisent ce qu'ils gagnent. Jusqu'à ce que ce pécule leur permettre d'investir dans un petit immeuble de rapport. "La meilleure décision qu'on ait jamais prise. C'est ça qui nous a permis plus tard d'ouvrir les magasins."

Premiers pas

Et cette étape arrive un peu par hasard. Après cinq ans de travail à la Chaloupe d'Or, Abdyl se voit proposer le poste d'adjoint du directeur, rien moins que celà. "N'importe qui aurait sauté de joie. Moi, ça m'a mis très mal à l'aise, parce que je risquais de devenir le chef de cet homme à qui je dois tant, et qui m'avait fait rentrer dans la maison. Inconcevable. J'ai décliné l'offre, et quitté mon job en juin 2011. Le 1er octobre, Bimi et moi ouvrions notre premier shop."

Le déclencheur ? Un ex-collègue, qui a lui-même repris un shop dans le réseau Q8, leur signale que la station Deux Portes est à reprendre immédiatement, en plein centre de Bruxelles.  Bimi et Abdyl foncent. "Les gens de chez Q8 et Delhaize ont du se rendre compte qu'on était sérieux, mais dans le réseau, on nous prenait pour des gamins. Le premier jour fut épique: on ne maîtrisait pas le software de gestion. Quant à la machine du Lotto, ce sont les clients taximen qui nous ont appris à nous en servir ! Mais dès la première journée, notre chiffre était en hausse. Et il n'a pas cessé de grimper, au cours des deux ans et demi qui ont suivi. On a clairement marqué des points chez Q8 et Delhaize. Le shop Deux Portes était parfait pour mettre le pied à l'étrier, le capital requis était raisonnable. Mais le business n'était pas suffisant pour en vivre à deux. On tannait sans arrêt la tête de réseau pour qu'ils nous proposent un deuxième shop, plus ambitieux. Et c'est là que l'occasion a fini par arriver: deux stations-service étaient à remettre, dont celle de Tervuren." 

Décollage à Tervuren

C'est à cette époque que Gondola croise pour la première fois la trajectoire des frères Salihu. Ce magasin, bien placé le long de la route qui mène à Louvain, nous le connaissons. A son ouverture, dans les années '90, il est soigneusement géré par son exploitante, et alimenté à la fois par le trafic routier et les habitants d'un quartier résidentiel. Mais quand le magasin change de propriétaire au cours de la décennie suivante, tout se dégrade. Soyons clairs: tout le monde n'est pas fait pour être commerçant. Et quand le laisser-aller s'installe, il suffit de trois mois pour que la clientèle déserte. C'est donc un shop en triste état dont héritent les deux frangins. "Là aussi, c'était hard?" risquons-nous. "Un carnage" répondent-ils, "une horreur, une crasse que je n'ose pas vous décrire.Or, nous avons le culte de la propreté. On a travaillé jour et nuit pour que ce soit en ordre, histoire de pouvoir accueillir les clients sans honte."

La rumeur se répand dans les environs: il y a de nouveaux exploitants, ils sont polis et accueillants, et le magasin est enfin net.  Et puis la tuile: la chaussée est coupée pour des travaux. Dix-huit mois de chantier, rien que ça. "Là, on a vraiment galéré", avoue Abdyl. "On nous avait dit que la route resterait toujours ouverte, ne fût-ce que sur une bande. Elle fut bel et bien coupée. Il fallait être un client héroïque pour laisser sa voiture à deux cent mètres, et nous rejoindre à pied, au milieu d'un chantier boueux. Le plus fou, c'est que certains le faisaient. Comment voulez-vous que nous ne leur en soyons pas reconnaissants? Aujourd'hui, j'ai cru comprendre qu'il y a des aides prévues par Delhaize ou Q8 dans de telles situations, mais à l'époque, nous n'avons bénéficié de rien de tel." Bimi renchérit: "18 mois de supplice, votre commerce coupé du monde, et les charges qui continuent pourtant à courir, vous plongeant mois après mois dans le rouge. On n'a jamais baissé les bras, mais on a souffert le martyre."

Enfin, le chantier se termine, bien aidé par le passage prévu du tour de France sur la fameuse route. Commerçants englués dans les travaux, un conseil: priez pour le passage d'une course cycliste. Dans ce pays aux priorités parfois surprenantes, la petite reine fait des miracles. Abdyl et Bimi Slihu peuvent enfin montrer ce dont ils sont capables. "En trois mois, nous avons atteint un chiffre supérieur de 70% à la moyenne du shop avant notre arrivée.  C'est là que les gens de Q8 et Delhaize ont débarqué pour tâcher de comprendre ce qui se passait. Et décidé d'offrir au magasin une remise à niveau au nouveau standard Shop and Go. Désormais, nous avons doublé le meilleur chiffre jamais atteint depuis la création du magasin, et plus que triplé celui de l'exploitant précédent."

Le secret de ce résultat? Une attention toute particulière aux préférences de la clientèle locale. "Le quartier est aisé, et à deux pas de la British School, on y trouve plein d'expats qui veulent le meilleur. On a construit l'assortiment en conséquence. 3000 produits choisis avec soin. Inutile de proposer la gamme 365, on n'en rentre pas. En boucherie, le top. On observe, on analyse, on remplit des feuilles et des feuilles, on cherche et on change tout le temps.  On a sollicité tous les category managers de Delhaize pour définir le meilleur choix, en sec, en frais, en vin. On a ajouté le pain frais, la rôtisserie..." Et désormais, le Shop And Go des frères Salihu est ouverts en permanence. Abdyl commente dans un grand rire: "Nous, on a jeté les clefs du magasin, on ne sait même plus où elles se trouvent, si par hasard nous devions fermer pour une journée. Ici, c'est bienvenue au client 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an." Une formule d'ailleurs pratiquée dans les trois shops de stations-service exploités par les Salihu. Trois shops? Les deux frangins ont entretemps repris en octobre 2016 un autre shop en difficulté à Namur. Situation connue: "Magasin sale et chiffre pas brillant. Il fallait se décider très vite, et je l'ai fait aussitôt, sans analyse fouillée des comptes. Il suffisait de comparer les trois millions de litres de carburant vendus chaque année au chiffre du shop pour comprendre que ce trafic était très mal exploité." Namur a depuis pris son envol, et atteint lui aussi, dans les enquêtes de mystery shopping  du réseau, des taux de satisfaction supérieurs à 90%.

Montée de division

Et Charleroi, me direz-vous, où nous avons débuté cet article? C'est le coup de maître d'une trajectoire parfaite. Ambitieux, les frères Salihu ont envie de se frotter à un format de magasin plus grand. A l'automne 2016, ils entendent parler d'un projet de Proxy à ouvrir dans le futur centre commercial qui s'achève au coeur de Charleroi. Ils se posent candidats. Ils ne sont pas les seuls, comme l'explique Abdyl. "Au début, nous étions vingt candidats. Puis, comme dans The Voice, nous n'étions plus que quinze. Puis dix. Et pour finir deux. Ce jour-là, nous venions de reprendre Namur. Et la mise de fond pour Rive Gauche avait été revue à la hausse. On était juste trop courts. Alors on s'est démenés comme des diables pour réunir autour de nous la somme qui manquait. Bimi n'était pas rassuré." Ce que l'intéressé confirme: "Pour Deux Portes, c'est moi qui avais poussé. Mais là, c'était une autre division. Je disais à Abdyl: 'Attention, c'est Charleroi, pas Tervuren. C'est 6 jours d'ouverture et pas 7. C'est 9.000 références au lieu de 3.000. Et rien qu'en frigos, il y en a facilement pour 400.000 euros !' Alors bien sûr, j'étais solidaire de mon frère, et je me suis mis à solliciter famille et amis pour qu'ils nous prêtent un petit peu, pour une période très courte. Mais secrètement, j'espérais qu'ils me disent non."

Le 5 décembre 2016, Delhaize appelle Abdyl pour le féliciter. Le Proxy Rive Gauche est pour eux. Une autre course commence. Equiper un magasin où tout reste à faire. Cinq semaines et demi de chantier, de 5 heures à 23 heures, entre le 5 février et le 9 mars. Une gageure, un record dans le réseau. "Hard", encore une fois. Mais le jour venu, le rideau s'ouvre sur la foule venue découvrir "son" centre commercial. Elle continue à se déplacer en masse depuis lors: Rive Gauche est une grande réussite, et le Proxy aussi. Que reste-t-il à ambitionner, pour Abdyl et Bimi? D'autres projets viendront, faisons-leur confiance, même s'ils se défendent de vouloir multiplier les points de vente à l'excès. Peut-être est-ce surtout l'heure de trouver un sain équilibre de vie. Bimi, jeune papa comblé, acquiesce. Et Abdyl avoue qu'il doit se ménager, lui qui vient de bosser 9 jours sans interruption, toujours l'obsession du magasin impeccable. "D'autant qu'on est bien entourés," observent-ils tous deux. "Pas simple de trouver sur place du personnel bilingue et prêt à bosser dur dans une commune riche telle que Tervuren. Alors qu'à Charleroi, les CV pleuvent par dizaines. Nous avons réussi parce qu'à plusieurs reprises, des gens nous ont offert une chance. C'est bien qu'on puisse à notre tour en offrir une à ceux qui la méritent."    

Et Presevo, y pensent-ils encore?  Abdyl marque un temps d'arrêt. "Pas vraiment. Pour mon père, c'est différent. C'était sa vie d'alors, sa ville, ses magasins, tous évanouis. Pour Bimi et pour moi, la question ne se pose pas. Nous avons grandi ici, appri ici, travaillé dur ici. Nos magasins et nos clients sont ici. Notre identité est claire. Nous nous sentons belges."

Christophe Sancy, Gondola Magazine.

 

 

 

 

Abdyl Salihu

 

Bimi Salihu