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Au 22e jour du conflit, Colruyt rompit le silence…

Catégorie

Actualité

Publication

29/03/2023

Au 22e jour du conflit, Colruyt rompit le silence…

Un distributeur qui s'exprime à l'occasion d'un conflit social en cours chez un de ses concurrents ? Ce n'est pas banal en Belgique, où chaque enseigne se garde d'ordinaire bien de le faire en pareil cas. Mais ordinaire, la situation ne l'est plus. Et l'enjeu du conflit social en cours chez Delhaize dépasse de loin le sort de l'enseigne au lion.

Si le leader du marché belge rompt ce silence, ce n'est pas du tout par hasard.

Il y a bien sûr une inquiétude, celle de ne bientôt plus pouvoir lutter à armes égales. Elle prolonge un agacement ou une amertume de longue date : le groupe Colruyt n'a jamais vraiment apprécié que son concurrent aujourd'hui le plus agressif, Albert Heijn, soit accueilli à bras ouverts en Flandre, alors que sa propre tentative d'implantation aux Pays-Bas en 2006 se heurta à l'hostilité des distributeurs bataves et aux relais qu'ils trouvèrent à différents niveaux de pouvoir néerlandais. Face aux bâtons mis dans les roues de ses projets, Colruyt fut contraint de renoncer. Le contraste avec l'accueil rencontré en Flandre par l'offensive lancée il y a 10 ans par Albert Heijn, depuis lors suivi par Jumbo, n'en fut que plus cruel. Le monde politique belge, et en l'occurrence flamand, aurait été naïf et peu soucieux de protéger les entreprises et les intérêts du cru. Colruyt le digère d'autant moins qu'avec Albert Heijn, il doit en effet affronter une concurrence rude, qui pratique des prix que des concurrents ou des fournisseurs associent volontiers "off the record" à du dumping. Et puis tout l'appareil logistique de ce concurrent est localisé aux Pays-Bas, à des conditions sociales néerlandaises bien plus favorables. "Opportuniste et malin," disent les uns ; "injuste," répondent les autres.

Ce ne sont pas les indépendants en tant que tels que Colruyt entend soumettre uniformément à des contraintes identiques à celles auxquelles il obéit. Ce que le retailer de Hal dénonce, c'est la fiction plaçant sur le même pied l'exploitant franchisé d'un supermarché, et celui qui en opère une bonne dizaine, à travers des structures juridiques atomisées. Suivez mon regard... nous dit Christophe Sancy, Rédacteur en Chef de Gondola.

Mais ce n'est pas tout. Colruyt affronte aussi un rival dont la croissance organique ne se traduit désormais plus qu'en franchise, à travers les indépendants, pour ne pas dire essentiellement à travers "un indépendant". La dynamique d'Albert Heijn est incarnée par son remarquable partenaire Peeters-Govers, exploitant déjà 15 points de vente, dont le formidable Malinas, le magasin le plus prospère du pays. Jan Peeters a récemment été récompensé par le jury des Personality of the Year, et méritoirement : voilà un entrepreneur hors normes. Serait-on devenu hostile aux indépendants chez Colruyt ? Loin de là : on leur dédie la branche Spar Colruyt Group, qui exploite aujourd'hui pas moins de 214 supermarchés. Mais s'il s'agit de relever le défi,  Colruyt voudrait au moins que ce soit en luttant à armes égales, tant avec Albert Heijn que demain avec un Delhaize qui ne comptera plus le moindre magasin intégré. Et où on risque bien de voir grossir là aussi quelques puissants "barons" indépendants, multi-affiliés Delhaize comme on est multi-franchisé chez Albert Heijn. 

Lisez attentivement cet extrait de la lettre de Colruyt au Ministre Dermagne : "Aujourd'hui, les entreprises peuvent s'organiser de manière à relever de la CP 201, destinée aux très petits indépendants. Ceci leur permet d'adopter une forme juridique leur permettant de se scinder en entités plus petites, même s'il s'agit en réalité de plusieurs magasins exploités par un seul entrepreneur. Par conséquent, il ne s'agit pas de situations différentes des autres chaînes de supermarchés intégrées du secteur, qui emploient leur personnel à des salaires et des conditions de travail plus élevés." Ce ne sont pas les indépendants en tant que tels que Colruyt entend soumettre uniformément à des contraintes identiques à celles auxquelles il obéit. Ce que le retailer de Hal dénonce, c'est la fiction plaçant sur le même pied l'exploitant franchisé d'un supermarché, et celui qui en opère une bonne dizaine, à travers des structures juridiques atomisées. Suivez mon regard…

L'avant-dernier des Mohicans

Prix en tenaille entre Albert Heijn et Delhaize, les deux enseignes du 2e acteur du marché, le leader Colruyt semble désormais vouloir rendre les coups, et refuser de jouer la partie avec des règles différentes, depuis l'entrepôt jusqu'au magasin.  Non, il n'entend pas "franchiser" ses Colruyt Meilleurs prix ni ses OKay : c'est exclu pour une enseigne tout entière dédiée au prix bas permanent. Mais il ne souhaite pas être à la fois le dernier retailer purement belge – avec Lambrechts – et l'avant-dernier des Mohicans intégrés. Une fois les parcs Delhaize et Mestdagh convertis en indépendants, quelles seront encore les enseignes opérant sous les commissions paritaires moins favorables aux employeurs ? Outre Colruyt, OKay et Bio-Planet, il ne restera plus qu'Aldi, Lidl, le parc intégré des différentes enseignes du groupe louis delhaize, 44 Carrefour market intégrés, et les 40 Carrefour Hypermarchés. Si elles se préoccupent de leur compétitivité, toutes ces enseignes devraient logiquement partager l'opinion du leader du marché, même si elles s'abstiennent de commenter l'actualité sociale.

Dans ce climat nerveux, Aldi doit déjà faire face à de la grogne, à propos du changement de sa CCT.  Quant à Carrefour, sa priorité est aujourd'hui le travail de redressement, autour d'une équipe renouvelée, et pas à la polémique. S'il y a bien une enseigne qui aurait tout à gagner d'une harmonisation, c'est Carrefour : elle est seule à porter, pour ses magasins intégrés, le handicap concurrentiel de la CP 312. Mais elle ne souhaite certainement pas non plus alourdir les charges salariales et sociales de ses franchisés, dans le contexte actuel. Et puis chez Carrefour, la moindre étincelle sociale prend vite les proportions d'un incendie. Il serait catastrophique, en brisant l'élan d'une nécessaire relance en cours. Osons d'ailleurs le dire, le préavis de grève sectorielle posé par les syndicats chrétiens et libéraux pour le 17 avril n'est pas des plus responsable.

Etendre volontairement le conflit Mestdagh et Delhaize à tout le secteur, en exerçant  une pression anticipée sur les prochaines concertations avec Comeos sur les Conventions collectives de travail, c'est faire d'emblée le choix de l'affrontement par principe, et il est par exemple loin d'être acquis que ce mot d'ordre-là serait très suivi en Flandre. On doute aussi qu'il le soit chez Colruyt. Paradoxe suprême : une telle grève sectorielle risquerait en pratique de ne peser que sur des magasins encore intégrés. Presque une démonstration par l'absurde ? Les syndicats socialistes ont de ce point de vue été plus habiles ou plus réalistes, en n'appelant pas à à une telle action sectorielle.  

Tout se complique

Avec la désignation d'un conciliateur social, le conflit Delhaize entre dans une nouvelle étape. Et elle n'est pas forcément défavorable au distributeur. Jusqu'ici, comme il maintenait le silence pour ne pas prendre à témoin le public sur le différend qui l'oppose aux représentants du personnel, c'est à lui seul que le vacarme médiatique reprochait le blocage. La présence d'un médiateur libère un peu la parole de Delhaize, qui peut réfuter une large série de reproches. Non, il n'y a pas d'emplois menacés en magasins, les seules suppressions sont celles du siège. Non, il n'y a pas de préjudice pour les collaborateurs en point de vente actuels, puisque Delhaize s'engage à maintenir la totalité de leurs conditions, dans la durée. Ce qui change bel et bien, c'est la représentation syndicale, qui va disparaître avec l'atomisation en 128 entreprises autonomes. Il sera dès lors possible à Delhaize de soutenir que ce conflit ne s'embourbe pas vraiment à cause du sort direct des salariés concernés, mais à cause d'un refus de principe prévisible mais pas désintéressé des syndicats. 

Au 22e jour du conflit Delhaize, la situation n'est pas seulement bloquée, elle est plus compliquée que jamais. Bétonner des garanties pour le personnel est possible, empêcher un distributeur de transférer ses magasins à des tiers ne le paraît pas. Les initiatives et projets de lois du PS auront plus d'impact sur la part de son électorat séduite par le PTB que sur le paysage commercial. Mais la prise de parole de Colruyt, elle, change la donne. Contrairement aux négociations sectorielles traditionnelles gérées par Comeos, la question d'une nécessaire harmonisation des commissions paritaires ne risque pas seulement de voir s'affronter le point de vue des retailers et celui des partenaires sociaux, favorables à un alignement sur le haut. C'est chez les retailers eux-mêmes que les intérêts ne coïncident plus tout à fait...